POLLOCK (J.)

POLLOCK (J.)
POLLOCK (J.)

Plus qu’aucune autre en ce siècle, l’œuvre de Jackson Pollock aura souffert de la légende de l’artiste à laquelle celui-ci a malheureusement contribué en déclarant: «Quand je suis dans mon tableau, je ne suis pas conscient de ce que je fais.» Rendu célèbre dans les années 1950 par les photographies de Hans Namuth le montrant au travail dans son atelier et par l’interprétation «existentialiste» de son art par Harold Rosenberg (qui inventa l’expression d’action painting ), le peintre fut longtemps considéré comme un excité dont les éclaboussures étaient la transcription directe et pathétique des états d’âme. Pourtant, un critique comme Clement Greenberg sut très tôt déceler la part considérable d’élaboration esthétique dans les toiles de Pollock et affirma que plus qu’un document psychopathologique il s’agissait là d’une des entreprises picturales les plus importantes de ce siècle. «Pollock brisa la glace», dit de lui un de ses confrères, Willem De Kooning: il est à l’origine du foisonnement extraordinaire de l’art d’outre-Atlantique après 1945.

Formation

Né dans l’Ouest américain – il en garda toute sa vie une nostalgie pour les grands espaces et un intérêt très vif pour l’art des Indiens –, Pollock fut initié à la peinture dès son adolescence par son frère Charles. En 1930, il rejoint celui-ci à New York pour y étudier avec Thomas Hart Benton, le chef de file de l’école régionaliste, qui s’oppose aux médiocres tentatives des peintres américains pour imiter l’avant-garde européenne et inculque à ses élèves un fort respect pour la Renaissance italienne. Cet enseignement n’est pas seulement «quelque chose contre quoi réagir violemment plus tard», comme aimera à le dire Pollock: il en retient un mode d’organisation contrapuntique de la surface picturale autour de pôles sous-jacents, dont il fera grand usage. C’est aussi grâce à Benton qu’il prend contact avec les muralistes mexicains, alors très actifs aux États-Unis: en 1936, il entre dans l’«atelier expérimental» de Siqueiros, où il s’initie aux techniques nouvelles utilisées pour la production de fresques ou de bannières politiques (peinture à la bombe, pigments synthétiques). Simultanément, il participe de 1935 à 1943 au Works Progress Administration, vaste programme de soutien financier aux artistes mis en œuvre par Roosevelt; c’est de cette période que datent son intérêt pour la peinture murale et ses premières réflexions sur la nécessité d’abandonner la peinture de chevalet. À travers des revues comme Cahiers d’art , il découvre l’art de Picasso et de Miró («les deux artistes que j’admire le plus») et les théories des surréalistes, qui allaient bientôt débarquer à New York. Des premiers, il goûte surtout l’invention graphique (contours à double sens de Picasso, liberté «biomorphique» de Miró); des seconds, les notions d’automatisme et d’inconscient. Mais cette période de formation n’est pas qu’enthousiaste: pris entre les feux croisés de ses admirations contradictoires, le jeune artiste connaît une crise au cours de laquelle il sombre dans l’alcoolisme. C’est au traitement psychanalytique qu’il entreprend en 1939 que nous devons la part la plus personnelle de son œuvre de jeunesse, le dessin étant alors utilisé par son analyste à des fins thérapeutiques. Mais cette production a aussi engendré l’un des contresens les plus courants faits sur son art: des kyrielles d’historiens d’art, arguant de l’obédience jungienne de son analyste, voudront plus tard retrouver dans ses œuvres majeures des allusions mythiques, des traces d’«inconscient collectif» et gommer ainsi la nature fondamentalement abstraite de son entreprise.

Figureond

C’est en 1942 que la stature de Pollock commence à émerger: à la suggestion de Piet Mondrian (avec qui il a plus en commun qu’on n’a longtemps voulu le croire), Peggy Guggenheim l’inclut dans une exposition de groupe à «Art of this Century», la galerie qu’elle vient d’ouvrir. La fluidité cursive de l’œuvre qu’il présente, Stenographic Figure , pourrait faire croire que Pollock va immédiatement déboucher sur l’investissement gestuel de la surface que magnifient ses œuvres les plus accomplies. Mais le retour à des compositions beaucoup plus centrées, comme Guardians of the Secret , She-Wolf , Pasiphaë ou Male and Female (1943), fortement inspirées de ses lectures surréalistes, montre, comme cela avait été le cas pour Mondrian, qu’il lui fallait d’abord résoudre la question de la figure, de l’inscription de la figure sur un fond – au fondement de toute l’esthétique picturale depuis l’Antiquité – avant de pouvoir s’en libérer. Ce travail de déconstruction commence avec le gigantesque Mural (tableau de plus de six mètres de large), réalisé la même année pour l’appartement new-yorkais de Peggy Guggenheim. Conçu comme une longue arabesque, comme une série de courbes s’enroulant de manière plus ou moins régulière autour d’invisibles accents verticaux – selon la méthode de Benton –, l’œuvre préfigure l’espace all-over des œuvres de 1948-1949, qui constitue l’une des inventions majeures de Pollock (remplissage indifférencié de la suface). La déconstruction se poursuit avec Gothic (1944), où un système de demi-arcs de cercle qui s’épaulent mutuellement envahit peu à peu la surface, étirant le tableau vers le haut.

Là encore, Pollock dut sentir qu’un danger de joliesse décorative guettait son travail dès lors qu’il s’abandonnait au charme de l’arabesque avant d’avoir résolu dans sa technique picturale même le problème de l’opposition figureond. Les toiles de 1945 et du début de 1946 (The Water Bull , The Blue Unconscious ), beaucoup plus angulaires, aux zones colorées beaucoup plus larges, reprennent l’opposition cubiste entre couleur et dessin que l’art de Miró avait magnifiée: tout se passe comme si Pollock avait eu besoin, avant d’aborder de nouveau l’arabesque, de s’assurer de sa capacité à structurer un espace par les moyens figuratifs mis en œuvre par ses aînés. De fait, au sens où les éléments qui les constituent sont malgré leurs contours équivoques des plans colorés fortement silhouettés, ces toiles sont bien les dernières œuvres «figuratives» de Pollock avant la série de tableaux en noir et blanc de 1951.

Le «all-over»

De nouveau, ce «retour à la figure» débouche sur son contraire, avec toute une série d’œuvres exposées en janvier 1947, dont les plus symptomatiques ont pour titre Eyes in the Heat et Shimmering Substance . L’épaulement mutuel des tracés, qui fonctionnait dans Mural ou dans Gothic au niveau de la structure globale de l’œuvre, est ici transféré au niveau de chaque touche de couleur. Avec ces toiles, Pollock déplace le système divisionniste de Seurat, qui avait pour but le mélange optique des couleurs: chaque coup de pinceau annule le précédent et le rapport de celui-ci avec la surface du fond. Quelques mois plus tard, cela débouchera sur la célèbre technique du dripping , chaque tableau devenant un palimpseste de déversements ou de dégouttements décomposable en couches successives. Peindre, dès lors, consiste à effacer toute marque particulière, à généraliser les tensions en supprimant toute hiérarchie entre la figure et le fond dans un réseau d’entrelacs que l’œil du spectateur ne peut espérer démêler. Il ne s’agit plus de «touches» de peinture, mais de strates de couleur. Pollock peint à plat sur le sol en dégouttant le pigment à partir d’un bâton (ou éventuellement d’un pinceau) qu’il manie au-dessus de sa toile. La vision «aérienne» qu’il a du champ pictural, lorsqu’il peint, est d’emblée isotrope, comme celui des constellations de Miró: cet espace n’est plus gouverné par la position debout de l’artiste ou du spectateur devant l’œuvre, il n’obéit plus à la loi de la pesanteur. En général, un entrelacs noir constitue la première inscription, suivie d’autres réseaux de couleurs à chaque fois différentes, jusqu’à ce que l’œuvre soit visuellement saturée.

Bien qu’il ait inventé un mode de composition non hiérarchisée (ses toiles sont donc bien des all-over , même si le pigment ne couvre pas toujours bord à bord leur surface), Pollock n’abandonne pas le dialogue avec la figure ni, par conséquent, le recours à Benton. À ce titre, Alchemy (1947) mais surtout Out of the Web de 1949, où il troua littéralement le réseau homogène et dense de son dripping en taillant dans la surface des zones aux bords nets laissant à nu la teinte brune et la texture régulière du support d’Isorel, annoncent bien les toiles de 1951-1952.

Plus que ces œuvres révélant la part de doute qui accompagna Pollock tout au long de sa carrière, ce sont les frises de 1948 et 1949 qui permettent de mesurer le chemin parcouru depuis Mural et qui montrent ce que ses pièces maîtresses doivent à des toiles comme Eyes in the Heat qui annulent leur étirement en largeur (proportions de prédelle, parfois de six mètres de longueur) par un étagement en profondeur. Mais cette profondeur physique est impénétrable: l’œil s’égare dans les filaments de couleur et en revient immanquablement à la surface toute murale du tableau avant de repartir pour une nouvelle exploration, sans fin. Cette perception impossible est au fondement des quatre grands chefs-d’œuvre de 1950. Même si la chronologie de ces œuvres ne correspond pas exactement à ce scénario, tout se passe comme si, après avoir élaboré dans Lavender Mist le réseau le plus serré qui soit, Pollock s’était permis peu à peu de raréfier ses entrelacs. La surface de One , son tableau le plus achevé, est plus saturée que celle d’Autumn Rythm , dont les quatre couleurs forment un lacis plus intriqué que dans Number 32 , rythmé par la seule couleur noire (dans cette œuvre, cependant, la brillance de certaines taches plus larges fonctionne comme une couche supplémentaire atténuant la brutalité du contraste noir et blanc). Ces murs de peinture, que Pollock souhaitait regarder de près afin qu’ils enveloppent le spectateur, sont un seuil au-delà duquel la peinture de chevalet n’est plus possible.

Regard en arrière

Pollock eut parfaitement conscience de la limite qu’il avait atteinte dans son art, et l’abandon du dripping dans ses toiles en noir et blanc de 1951 constitue une certaine régression. On l’a souvent mise sur le compte d’un retour à la figuration: c’est confondre figuration et figure (tout tracé sur un fond demeure une figure). En effet, d’une part Pollock n’a jamais totalement abandonné son système d’étagement de couches picturales (les toiles dites «noir et blanc» comportent le plus souvent une couche de brun redoublant les graffiti noirs); d’autre part, on a vu comment toute sa vie l’artiste fut contraint de se mesurer périodiquement à la question de l’inscription d’une ligne sur un fond – question qu’il déplaçait constamment. En reprenant dans ces toiles noires le travail graphique accompli en 1945 et au début de 1946, Pollock ne renonce pas à sa découverte d’une «profondeur plate», pour reprendre l’expression de Greenberg. Bien au contraire, il cherche à en manifester un aspect nouveau, plus littéral, en laissant sa toile non préparée boire comme un buvard le pigment très dilué qui passe du noir le plus ténébreux au gris le plus pâle: la couleur semble immatérielle, suspendue dans un espace sans lieu. Plutôt que de voir dans ces toiles noires un échec (et l’annonce d’une catastrophe: sa rechute dans l’alcoolisme et son accident mortel en voiture), il faut sans doute les interpréter comme une relance qui permit à l’artiste de combiner à nouveau la figure (huit barres plus ou moins verticales) et le dripping dans une œuvre comme Blue Poles , 1952, son véritable testament. À chaque moment de crise, Pollock se mesurait en effet à ces expériences passées: ses toiles noires, dont certaines sont remarquables, font partie de cette stratégie, de même que Easter and the Totem (1953), qui renvoie directement aux tableaux des années 1942-1943, ou White Light (1954), qui fait écho à Eyes on the Heat ou à Shimmering Substance . Sa mort subite, survenue en 1956, nous a ravi les fruits de ce dernier regard en arrière, ce qui a conduit un trop grand nombre de commentateurs à ne voir là que déchéance.

Invention technique

Géant de l’art du XXe siècle, Pollock l’est au même titre que Picasso, Matisse et Mondrian. Mais, peut-être plus que son combat héroïque contre les démons de la figure, c’est la nouveauté technique de son travail qui enthousiasmera ses successeurs. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, Pollock fut un technicien hors pair (ses œuvres sont les seules à avoir été assez solides pour supporter sans dommage les multiples expositions itinérantes auxquelles la vaste collection de Peggy Guggenheim a été soumise), mais surtout, comme le Picasso du cubisme, il fit de la technique le lieu même de l’invention picturale. L’aspect «teinture» de ses toiles noires influencera fortement ses pairs (dont Barnett Newman) et sera le point de départ des procédés techniques mis en œuvre par tout un groupe de peintres autour de Morris Louis, défendu par Greenberg. Mais sa contribution majeure réside incontestablement dans les drippings . Par ce nouveau moyen, il changea le rapport séculaire que l’artiste entretenait avec le support de sa toile: opérant à distance comme un photographe, mais s’impliquant tout entier dans un corps à corps dont aucun effet ne pouvait être déterminé à l’avance, il détruisait toute appréhension possible du tableau comme surface projective, comme espace neutre que peuplent formes et figures. C’est cette leçon que retiendra l’art américain des années 1960 et 1970, faisant de Pollock le premier peintre du procès (process art ), et c’est en ce sens qu’il inaugura un nouveau chapitre de l’histoire de l’art.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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